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Monday, September 17, 2007

*Le patriotisme économique : une menace pour le marché européen ?*


***Depuis 2005, en politique économique européenne, circule le concept de patriotisme économique. Quelques gouvernements s'immiscent dans des OPA ou des fusions transnationales. Cette attitude protectionniste porte-t-elle préjudice au marché européen – et, du même coup, aux économies nationales ?

C'est l'ancien Premier ministre français Dominique de Villepin qui, en 2005, donna naissance au concept de patriotisme économique; il s'agissait alors d'éviter la vente du groupe alimentaire français Danone à PepsiCo, le fabricant américain de sodas.

Une année plus tard, le gouvernement intervenait avec succès contre le rachat du groupe énergétique franco-belge Suez par l'entreprise italienne Enel, en favorisant la fusion de Suez avec un autre géant français, Gaz de France. Depuis, en France, onze secteurs de l'industrie ont été déclarés domaines stratégiques; ce qui autorise le gouvernement à intervenir, dans l'"intérêt de la sécurité de l'État", contre une OPA par des acheteurs étrangers.

"En France, le centralisme économique de l'État n'est pas considéré comme un anachronisme en pleine économie globale, mais comme l'application de la loi de 'l'avantage comparatif' selon Adam Smith"; c'est ainsi que, en mars 2006, le politologue français Dominique Moisi expliquait le penchant des Français pour le patriotisme économique: "Mettre en jeu le critère de patriotisme crée de la confusion dans les débats. Les grands groupes français peuvent-ils être bons pour l'Europe, et les grands groupes européens mauvais pour la France ? L'idée paraît difficile à vendre."

Les règles de la concurrence bafouées

"De façon générale, je considère qu'il n'est pas obscène que les gouvernements (...) posent des questions sur le concept industriel qui sous-tend une OPA ou une fusion", déclarait le Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker dans une interview à Libération le 24 mars 2006, défendant ainsi les élans de patriotisme économique des Luxembourgeois contre le groupe indien Mittal dans l'affaire Arcelor. La même logique prévaut dans les "répercussions qu'une OPA peut avoir pour une région ou un pays (...)", continue Juncker qui précise sa position : "On ne peut pas réduire l'Europe à un simple marché."

Oui, mais l'objectif déclaré de l'UE, c'est de renforcer la concurrence européenne. Le marché intérieur européen existe depuis 1993; en vertu de l'article 14 du traité de la Communauté européenne, sont garanties les libertés de circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux. Pourtant, l'ouverture des marchés européens s'est avérée difficile; il n'existait aucune réglementation officielle homogène pour les OPA. Ce n'est qu'en 2005 que la Commission européenne promulgua à leur sujet une directive qui était censée donner de la transparence aux processus de fusions transnationales – par exemple au droit de décision des actionnaires ou au devoir d'information de l'entreprise.

Le "bacille du patriotisme économique" n'a pas la même virulence dans tous les pays européens. Ces dernières années, des fusions transnationales tout à fait réussies ont été annoncées: le britannique Vodafone a acheté le groupe allemand de téléphonie mobile Mannesmann, Linde, le fabricant allemand de gaz industriels, a avalé son concurrent britannique BOC et l'italien Unicredito s'est assuré l'allemand Hypovereinsbank (HVB).

Des icônes nationales

Ce dernier rachat irrita néanmoins l'État polonais, car aussi bien Unicredito que HVB détenaient des parts dans des banques polonaises. Grâce à la fusion, Unicredito devenait le groupe bancaire le plus puissant de Pologne. Sur ce, le gouvernement polonais réclama qu'Unicredito se dessaisisse de ses parts polonaises.

Anna Slojewska, correspondante du journal polonais Rzeczpospolita à Bruxelles, condamna la politique de son gouvernement dans cette affaire : "Nous sommes prêts à nous battre pour l'ouverture des marchés du travail et l'assouplissement de la directive sur les services dans la 'vieille' Europe, car nous y voyons une chance pour nos entreprises. Mais nous refusons de renoncer à notre droit d'ingérence lorsque des banques étrangères menacent d'entrer sur le marché polonais."

L'exemple polonais montre qu'il existe aussi une tendance à la re-nationalisation de l'économie dans les anciens pays communistes. Récemment, la Hongrie a essayé de protéger son groupe pétrolier MOL contre une OPA par son concurrent autrichien OMV, en lui permettant d'acheter en masse ses propres actions et de les mettre à l'abri dans des entreprises amies.

Le 12 juillet 2007, dans le quotidien hongrois Népszabadság, László Varró justifiait les mesures protectionnistes de son gouvernement : "Le rachat de MOL par OMV serait antilibéral, car une entreprise publique rachèterait un groupe privé. Une structure du marché fondée sur la libre concurrence serait ainsi monopolisée."

Les pays libéraux : Grande sans grands groupes

La Grande-Bretagne, en revanche, compte au nombre des pays libéraux de l'UE qui sont ouvertement en faveur d'investisseurs étrangers. Ces dernières années, de nombreux groupes britanniques ont été rachetés par des firmes étrangères, comme le rapporte le 25 juillet 2007 le quotidien autrichien Die Presse dans un article dressant un état des lieux. Le journal en arrive à la conclusion que cela n'a pas porté préjudice à la situation de la Grande-Bretagne : "Londres est la seule place financière européenne capable de faire le poids face à New York."

Et voici le commentaire flegmatique que suscita dans le Guardian le rachat par le groupe allemand Linde de l'entreprise britannique BOC : "Ce qui est fascinant, c'est que presque aucune inquiétude nationale ne se manifeste. Quel contraste avec d'autres parties de l'Europe, où il existe un regain de nationalisme économique désireux de protéger les 'champions nationaux', et ce surtout dans des pays qui se montrent très dynamiques quand il s'agit de mettre la main sur les services britanniques. De ce point de vue, la Grande-Bretagne est bien plus 'européenne' que les autres membres de l'UE, car elle accepte le marché ouvert quand ceux-ci se barricadent."

Renforcement des entreprises moyennes

Jusqu'ici, l'attitude libérale n'a pas non plus porté tort à la Suède. L'experte économique Claudia Kemfert expliquait pourquoi lors d'une émission de radio de Julia Elvers-Guyot du 28 février 2006 : c'est que l'Angleterre et la Scandinavie ont commencé à privatiser le marché de l'énergie plus tôt que d'autres pays. "Dans ces deux pays, on avait des marchés qui fonctionnaient bien, avec une multitude de petites entreprises et ce, bien avant le vote des directives européennes."

C'est ainsi que, le 18 octobre 2006, le journal suédois Sydvenska Dagbladet sonna lui-même la fin de la procédure quand la firme allemande MAN, dans la partie de poker visant l'achat du constructeur de poids lourds Scania, revit son offre à la hausse : "Si le protectionnisme s'étend en Europe, la Suède doit essayer de le combattre plutôt que de l'imiter. Le nationalisme économique et la stagnation vont souvent de pair. (...) La solution n'est pas de nous accrocher à nos géants, mais de faire en sorte que des petites et moyennes entreprises s'installent chez nous."

Des "actions dorées" comme remède ?

Aucun doute, la Commission européenne tente de s'opposer aux tendances nationalistes de certains pays membres en matière d'économie ; toutefois, une autre tendance se dessine à l'encontre des OPA extra-européennes : le 19 septembre 2007, la Commission, l'œil sur la libéralisation et la déstructuration du marché de l'énergie européen, va présenter un concept censé protéger le secteur énergétique contre les investisseurs et les fonds publics venant de pays n'appartenant pas à l'UE. Le Financial Times Deutschland version allemande expliquait à ce sujet, le 30 août 2007 : "Ce qu'il y a là derrière, c'est la peur que la Russie ou des États pétroliers arabes, via des groupes contrôlés par l'État tel Gasprom ou des fonds publics pesant des milliards, ne prennent le contrôle de l'approvisionnement énergétique de l'UE et ne mettent ainsi en danger la sécurité de cet approvisionnement."

"En vertu de ce concept, des droits spéciaux vont être accordés dans les entreprises aux États-nations et à la Commission européenne. Avec une seule action, les responsables politiques pourront bloquer les rachats d'entreprises dans les 'secteurs sensibles' ", expliquait Franz Schellhorn le 24 juillet 2007 dans le journal autrichien Die Presse, en critiquant cette orientation : "Sous le couvert de 'protection du pays face aux capitaux étrangers', les gouvernements d'Europe risquent fort de ramener le continent à une époque que l'on pensait révolue, celle des nationalisations et du protectionnisme. Accorder aux États une 'action dorée', ce n'est rien d'autre que déposséder de facto des investisseurs privés."

Européanisation des groupes

La discussion sur l'attitude à adopter vis-à-vis des fonds publics non-européens vient de commencer, attisée par la peur de concurrents surpuissants comme la Chine ou d'un marché globalisé sur lequel l'Europe devient de plus en plus petite, et par la crainte de perdre de la valeur ou des emplois. On peut comprendre ces peurs, estime l'expert économique Nicolas Véron, du think tank bruxellois indépendant Bruegel, mais, en revanche, les recettes prônées par les politiques passent à côté de la réalité politique et économique.

Il y a bien longtemps que les grands groupes se sont européanisés, relève Véron, interprétant une étude de son institut. Seulement trois firmes européennes sur huit ont réalisé leur chiffre d'affaires dans le pays où elles sont implantées. L'entreprise Danone, soi-disant française, ne fait par exemple que 22 pour cent de son chiffre d'affaires en France et moins de 14 pour cent de l'ensemble de ses salariés y travaillent.

"La tendance générale ne laisse aucune ambiguïté", écrit Véron et il avertit du danger qui consiste à l'ignorer : "Le plus grand risque est que cet écart croissant entre la perception des entreprises comme étant 'nationales' et la réalité de l'européanisation ne mène à des stratégies politiques totalement délirantes."

Sabine Seifert
Eurotopics

L'entreprise suédoise Scania a rejeté l'offre hostile à 9,6 milliards d'euros de l'entreprise allemande MAN.
Photo: AP

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